1922 fut un millésime d’exception pour la littérature sportive. Antoine Blondin, né à Paris, et Pierre Chany, qui a vu le monde quelques mois plus tard du côté de Langeac, ont d’abord cultivé les différences avant de faire le bonheur des lecteurs de l’Equipe. L’Auvergnat a fait ses armes dans la presse communiste, couvrant ses premiers Tours de France pour Ce Soir, tandis que le Parisien noircissait encore les pages de l’hebdomadaire monarchiste Ici France. Puis les deux talents ont été réunis dans la voiture 101, chargée de coller aux roues du peloton du Tour pour que les reporters de L’Equipe vivent la course au plus près des champions. Pierre Chany de 1953 à 1987, rejoint par Antoine Blondin entre 1954 et 1982, ont été des frères de route sans équivalent pour transmettre les enjeux et la dramaturgie du Tour. Pour célébrer les 100 ans de leur naissance, le site letour.fr livre quelques échantillons piochés parmi leur immense production. Des morceaux choisis écrits sur une sélection de lieux qui seront visités par le Tour 2022.
L’Alpe d’Huez, 21 juillet 1986
« Le serviteur de grande maison »
Qu’on le croit sur parole ou non, Bernard Hinault avait prévenu. Après sa cinquième victoire en 1985, le Blaireau s’était engagé à se mettre au service de Greg LeMond sur l’édition 1986. S’il ne semble plus tout à fait disposé à jouer aux équipiers lorsqu’il s’empare du Maillot Jaune au terme de l’étape disputée entre Bayonne et Pau, Hinault se rend visiblement à l’évidence lors de l’arrivée au col du Granon, où il est délogé à la force des mollets de son fauteuil de leader de la course. Dès le lendemain, la situation devient limpide au sein de l’effectif de La Vie Claire : le duo LeMond-Hinault se dégage en tête de course dès la montée au col de la Croix-de-Fer, puis achève l’étape main dans la main sur la ligne d’arrivée de l’Alpe d’Huez, reléguant à près de huit minutes le 3e du général, Urs Zimmermann. Une photo pour l’histoire, tout comme l’article de Pierre Chany qui revient sur cette démonstration.
« Qu’on nous autorise d’abord une question idiote, celle-ci : si le Tour de France, au lieu de durer trois semaines, s’échelonnait sur six mois, quel monstre de résistance en sortirait vainqueur ? La réponse tombe d’elle-même : le meilleur, à coup sûr, serait Bernard Hinault ! Avec sa force herculéenne, son cœur de sanglier, son immense savoir-faire et sa fierté, qui mériterait d’être andalouse, le Breton se bonifie où les autres se décomposent, usés comme de vieux tapis et rongés de l’intérieur, tels ces arbres victimes des termites. Un champion de cet acabit dans une équipe, c’est déjà cinquante pour cent de la réussite assurée, Greg Lemond se fera sans doute un plaisir de vous le confirmer et Urs Zimmermann aussi, mais pour une tout autre raison ! […] Ceux qui ont assisté à cette offensive calculée, qui a projeté le Breton et l’Américain se tenant par la main plus de cinq minutes avant le Suisse à l’Alpe, ceux-là vous diront que ce fut du grand art. Il ne fut plus question, durant cette journée d’embellie, de rivalités internes, de guerre froide entre deux équipiers ou de dollars distribués pour on ne sait quoi à on ne sait qui, mais seulement d’une entreprise collective, menée à bien par deux cracks acquis à la raison et guidés par une confiance réciproque. La billevesée s’effaçait devant le sérieux ; la geste sportive ravalait le ragot à ce qu’il est, une aberration de l’esprit ».
Lire l’article de Pierre Chany paru dans L’Equipe du 22 juillet 1986, avec sur la même page l’édito de Jacques Goddet et la chronique de Jean Amadou :
Il reste alors cinq étapes à couvrir jusqu’aux Champs-Elysées, le temps pour Bernard Hinault de s’adjuger un dernier contre-la-montre à Saint-Etienne sans remettre en cause sa loyauté à LeMond, premier Américain à s’imposer sur le Tour de France, avec 3’10’’ d’avance.
